CHAPITRE III
DANS LEQUEL NOUS ATTEIGNONS LES ATHÉNIENS ! 3
Depuis l’escale de Rome nous avons retrouvé l’été. Un chaud soleil illumine la mer, et le ciel est aussi bleu que sur les dépliants des agences de voyage. Dans ce coucou j’ai un peu l’impression de remonter le temps. Rebrousser les saisons, s’attarder dans des instants retrouvés, regrimper les années, les siècles, n’est-ce pas le rêve de tout homme ? Un jour il s’accomplira, je le prédis. On trouvera dans les drugstores des appareils à explorer les âges. Pas nous, bien sûr, mais nos enfants, comme disait un curé. Nous, on se farcira seulement les premiers pas sur la lune. Nos lardons iront sur Mars et c’est beaucoup plus tard que la descendance se pointera sur la planète reculée au fond de je ne sais quelle galaxie et depuis laquelle on peut encore assister aux galipettes de François Ier, au massacre de la Saint-Barthélemy et à la mort de Napoléon.
La voix du commandant de bord nous annonce que l’arrivée à Athènes est imminente. Je secoue le bras du père Sherlock. Pinuche dort sitôt qu’il est assis.
Le menton sur la poitrine, le naze dans la moustache, le bada enfoncé jusqu’aux sourcils, il en écrase avec un petit bruit de cafetière électrique.
— C’est à propos de quoi ? balbutie-t-il en se fourbissant les fanaux.
— A propos d’Athènes, dis-je. Vise un peu, bonhomme chétif.
Par le hublot, je lui montre la ville blanche dans l’éblouissante lumière. Sur sa colline, le Parthénon étincelle. On le dirait en sucre.
— Je comprends qu’on en fasse des presse-papiers, murmure le fossile. Vu d’ici, il ressemble à un presse-papiers. C’est frappant, non ?
Ayant rendu ce solennel hommage à l’art grec, il se rendort pendant que la Caravelle opère sa manœuvre d’atterrissage.
— Bon, et maintenant ? s’inquiète la Vieillasse après que nous eûmes souscrit aux formalités douanières.
— On file à la police, je suis attendu par le commissaire grec chargé de l’enquête.
Un bahut nous drive à tombeau ouvert chez les poulagos.
Pinaud somnole sur sa banquette, indifférent aux rues que nous traversons. La lumière de ce bel après-midi m’enchante. Faut être truffe, dans le fond, pour subir les mauvaises saisons alors que le mahomet continue de se baguenauder. Les hommes ne pensent pas au fait que l’été ne meurt jamais sur le monde. Ils disent qu’il est parti, sans songer qu’il est simplement ailleurs et qu’il suffirait de le suivre dans ses pérégrinations.
A l’hôtel de police, le commissaire Kelécchimos nous attend. C’est un homme jeune et soucieux, aux cheveux coupés court, vêtu d’un beau complet à rayures mauves et bleues et qui parle couramment français à l’aide d’un interprète. Ce dernier accessoire pourrait être nain s’il ne s’obstinait pas à porter des talonnettes. Il n’est donc que nabot, mais le jour où il sera chauve et en savates, il trouvera aisément de l’emploi chez Bouglione. Sa petite taille ne l’empêche pas de manier notre langue impeccablement et sans accent.
— Le commissaire Kelécchimos vous souhaite la bienvenue et se met à votre disposition ! déclare-t-il.
Voilà qui démarre bien. On se présente, on se congratule, on se demande réciproquement des nouvelles du Parthénon et de la tour Eiffel. On enregistre avec satisfaction que ces deux œuvres d’art n’ont pas encore été volées et on entre dans le vif du sujet. C’est Kelécchimos qui a pris l’affaire en main. Illico je lui pose la question pinaudière à propos de la nature du fret transporté par le Kavulom-Kavulos. La réponse nous désenchante : des voitures. Outre la « Victoire », le bateau ramenait des Renault. Ces dernières ont été déchargées à Athènes. Non, elles n’étaient pas emballées ! Oui, seules les autos furent déchargées. Kelécchimos avait eu la même idée que nous à propos de cette escale au Pirée. Mais son enquête démontre formellement que la dame sans tronche n’a pas mis pied à terre ici.
Quelle hypothèse formule le confrère ? Nous essayons d’interpréter sa réponse véhémente, mais il parle trop vite et trop en grec pour que la chose nous soit possible. Force nous est donc d’attendre la traduction.
Selon Kelécchimos, la substitution a eu lieu en France et c’est le faux emballage qu’on a hissé à bord du Kavulom-Kavulos. Comme ça pas de problème pour lui : il rejette les responsabilités.
Je le regarde. Il me brandit un désarmant sourire.
— La tentative de suicide du commandant nous semble étrange, dis-je à l’interprète, nous aimerions avoir des renseignements à propos de cet officier.
L’expression de notre confrère se durcit. Il baratine un bon bout de temps en évitant de nous regarder. Le nabot-traducteur semble gêné.
— Le commissaire dit qu’il s’agit d’un vieil officier irréprochable dont la carrière touche à sa fin et fut bien remplie. Par ailleurs on ne saurait suspecter un commandant de la marine grecque.
— N’est-ce pas à la suite d’un interrogatoire prolongé que ledit commandant a fait cette dépression ?
Nos partenaires échangent une série de « Z » renversés et de « O » barrés. La réponse arrive enfin :
— Le commandant n’a pu admettre qu’une œuvre d’art placée sous sa responsabilité disparaisse, son sens de l’honneur est tel qu’il a cru ne pas pouvoir survivre à ce scandale.
Le détritus me tire par la manche.
— On perd son temps avec ces gens-là. San-A., m’avertit-il. Ce commissaire est un orgueilleux. La preuve : il est myope et a retiré ses lunettes pour nous recevoir, il en a encore la marque sur le nez. Elles dépassent de sa poche supérieure. Tu constateras qu’il cherche à les faire passer pour des lunettes de soleil, mais qu’en réalité elles sont à doubles verres. Il a décidé de jouer les Ponce Pilate et veut nous persuader que le vol a été commis en France. Son interprète n’est qu’une manière de faire de l’obstruction car lui-même comprend le français parfaitement, ça se voit à ses yeux lorsque tu poses des questions. Il réagit avant que le petit bonhomme ne les ait traduites.
L’éblouissante sagacité de la Vieillasse ne fait que confirmer mon sentiment personnel. C’est marrant comme les hommes, toujours, sont sensibles à la rivalité. Dès que deux mecs ayant les mêmes occupations sont en présence, ils commencent à se faire la gueule et des crocs-en-jambe. Parfois ils essaient la politique du sourire, de la courtoisie. Ça ne fait que souligner davantage leur antagonisme. Il reste du fiel dans les yeux et le pli de la jalousie méprisante au coin de leur bouche en cul de poule.
— Où se trouve le commandant ?
— A l’hôpital de Salonique.
— J’aimerais le rencontrer d’abord, et ensuite aller à Samothrace pour visiter le bateau.
La pantomime du traducteur zélé et du poulet z’hellène recommence.
— Le commissaire Kelécchimos a commandé un avion particulier pour vos déplacements et me met à votre disposition, déclare le minuscule.
Autrement dit, le petitout est chargé de surveiller mon comportement et d’en rendre compte à son patron.
Je me dis qu’il pourra néanmoins nous être utile et que nous aurons toujours la ressource de le larguer le moment venu. Alors j’accepte en feignant une gratitude que je suis loin d’éprouver.
Salonique est une ville moderne, avec des buildinges pimpants et des artères aérées. A priori, c’est tout ce qu’il y a à dire sur cette cité d’où notre corps expéditionnaire de la 14-18 ramena tant de beaux souvenirs sans compter le paludisme !
Capitale de la Macédoine (fruits et légumes), elle s’amphithéâtre sur les pentes du mont Khortiatis, comme vous le saviez déjà.
— C’est ici ! déclare notre petit guide (lequel, j’allais oublier de vous le dire, se nomme Kessaclou).
Un drapeau tellement grec qu’il en est bleu et blanc flotte au fronton d’un édifice blanc et bleu. Nous gravissons le perron de l’hôpital Kelbopubis et un infirmier bronzé nous drive jusqu’à la chambre du commandant. Ce dernier est un homme d’une cinquante-deuxaine d’années, gras comme le bac à plonge d’un restaurant, avec un nez couvert de points noirs et de sacs tyroliens en guise de paupières. Il a le poil gris et gît au lit avec un pansement autour du cou.
— Voici des policiers français qui ont quelques questions à vous poser, commandant ! annonce (du moins le supposé-je) notre mentor.
L’officier hoche la tête. Il ne peut parler que très bas car, en tentant d’avaler son presse-papiers, il s’est fait une déchirure du corgnolon.
— Parlez-vous français ? demandé-je à brûle-pourpoint.
— Un peu, murmure le capitaine du Kavulom-Kavulos.
L’interprète paraît quelque peu marri. Je me tourne vers lui.
— Parfait, dis-je, vous pouvez donc aller nous attendre dans le couloir pour y lire Grèce-Soir.
Un peu suffoqué, il regarde la porte que la Baderne paterne vient de lui ouvrir obligeamment. Il a un temps d’hésitation et sort. Pinaud relourde calmement, puis, en homme d’expérience, ôte son chapeau et l’accroche au loquet afin d’obstruer le trou de serrure. Satisfait, je prends place au chevet du commandant. Lequel, j’allais oublier de vous le dire, se nomme Komtulagros.
— Commandant, attaqué-je, ne vous faites pas de mauvais sang à cause de notre visite. Je suis persuadé que le mystère de cette disparition sera bientôt éclairci, mais, bien que vous soyez au-dessus de tout soupçon, il nous faut préciser certains points…
Je lui parle aimablement, en m’efforçant de lui sourire.
— La statue, poursuis-je, a fort bien pu disparaître en France, et des collègues à moi enquêtent présentement de Paris à Marseille. En ce qui me concerne, je suis chargé de la partie grecque du voyage. C’est en procédant par élimination que nous remonterons aux sources de la vérité, comprenez-vous ?
Bien causé, hein ?
L’officier opine. Faut lui apprivoiser le sens de l’honneur à ce navigateur ! Il aurait dû être japonais, le cher homme ! Ça paraît désuet, de nos jours, l’honneur ! C’est comme les canotiers, ça fait ustensile de revue, rétrospective, quoi ! Bravo Maurice ! Même chez les truands c’est périmé. Ils se sont trop embourgeoisés pour en conserver.
— Commandant, combien de temps avez-vous passé à Marseille ?
— Trois jours, fait-il. Pourquoi ?
Je m’abstiens de lui répondre. Si je commence à lui expliquer chacune de mes questions on sera là encore demain !
— Vos marins ont débarqué ?
— Deux jours de suite, oui, pourquoi ?
— Et vous ?
— Je suis allé jusqu’à Nice voir des parents.
— Si bien qu’il n’y avait que des effectifs réduits à bord durant cette escale ?
— En somme oui, pourquoi ?
Là, je me fends d’un bout d’explication :
— Supposons que certains de vos hommes eussent été soudoyés…
Mouvement indigné de Komtulagros. Je le calme d’un nouveau sourire aussi mielleux que la pâtisserie du patelin.
— J’ai dit : supposons, commandant, car je suis ici pour supposer. Notre métier l’exige… Donc, supposons que certains membres de votre équipage eussent été soudoyés, ils auraient pu procéder au chargement d’un emballage semblable à celui de la « Victoire » ?
— Difficile !
— Mais possible ?
— A condition qu’un grand nombre soit dans le coup, ce que je vous interdis de penser ! gronde Komtulagros.
— Pendant vos trois jours à quai, vous avez embarqué du fret ?
— Des automobiles.
— Que vous avez débarquées au Pirée ?
— Exact, pourquoi ?
J’allume une cigarette car le panneau interdisant de fumer est rédigé en grec et je ne suis pas susceptible de le lire.
— Je vais vous soumettre une hypothèse, commandant. Je compte sur votre honneur de marin pour me dire si elle est possible ou non. Est-ce qu’on a pu charger dans la cale, à Marseille, un double de la caisse contenant la « Victoire » et débarquer la vraie caisse, camouflée ou non, au Pirée ? Réfléchissez, faites taire votre indignation et répondez-moi franchement.
Effectivement, son raisin méditerranéen bouillonne dans ses veines. Son naze en bleuit. V’là qu’il se met à ressembler au drapeau hellène, Komtulagros ! Il se contient pourtant et gamberge longuement, le regard perdu dans une fissure du plaftard.
— Non, fait-il enfin… A la rigueur, on aurait pu charger la fausse caisse à Marseille, mais on n’aurait pu débarquer la vraie au Pirée car j’ai surveillé personnellement le débarquement du fret. On n’a descendu au Pirée que des voitures.
— Et à Samothrace, commandant ?
Il hoche la tête.
— Sûrement pas. L’accès de l’île est très difficile et c’est pourquoi mon bateau a été choisi… Pour descendre la caisse on a dû utiliser les moyens du bord car il n’existe aucune grue dans l’île. Il n’y a pratiquement pas de port, mais seulement des mouillages.
Il se redresse sur son oreiller et agite son index sous mon nez.
— Vous perdez votre temps, commissaire ! Sur l’honneur j’affirme qu’il a été impossible de débarquer cette statue depuis qu’elle a été placée à mon bord ! En conclusion c’est la fausse caisse qui fut chargée à Marseille et la substitution a eu lieu en France !
Je comprends qu’il sera désormais impossible de lui arracher autre chose.
— Mes vœux de prompt et complet rétablissement, commandant, lui dis-je en m’inclinant civilement.